Nos défaites ou le début de l'Histoire

 

Le film est un essai douloureux et renversant, un éloge de la perte assumée comme inéluctable condition au renouveau des luttes et de leurs récits.

L’Histoire est revenue en farce. Et puis ce fut le silence des lendemains. L’oubli tout simplement où seul le noir se réverbère. L’amnésie recycle tout en pacotille. Au point où la nostalgie – cette violence intime propre aux exilés – se découvre captive de geôliers réactionnaires. Ils la crucifient sur le drapeau de leurs désenchantements. On assiste à l’adieu des âmes idéalistes qui se meurent sous les balles des cyniques pour lesquels les mots de Romain Rolland n’ont aucun sens : «  À toute nouvelle génération, il faut une belle folie ». Nos défaites est une contre-offensive au vintage aphasique de nos jours. Un film écrit et vécu sur « une chronique de la guerre en cours », où l’événement bouleverse l’insuffisance contemporaine et inscrit les premiers mots si ce n’est d’une pratique politique au moins de son urgence.

Scène après scène, le cinéaste fragment l’avant perdu dans l’aujourd’hui sans mémoire

À Ivry, dans celle classe de 1ere où le cinéma n’est encore qu’une option, le cinéaste de Eût-elle été criminelle… film une fois de plus d’aporie mémorielle) où le faux pas signifie toujours que quelque chose ne fonctionne pas -, l’enchevêtrement et la disparation des mots, et les lapsus de l’Histoire. Pour lui, le cinéma revêt une plasticité hors normes, c’est un art de la résilience où tout peut se redire et peut-être où tout peut recommencer. Ainsi les élèves rejouent des cènes devenues mythiques de films politiques comme La Chinoise  de Godard ou La Salamandre  de Tanner. Dans des citations cinématographiques où le noir et blanc permet de ne tromper personne, pas même la mélancolie. Tout la première partie du film œuvre dans ce décalage entre une nostalgie radieuse et le désert d’un présent mutilé.

Scène après scène, le cinéaste fragmente l’avant perdu dans l’aujourd’hui sans mémoire. Il démonte le temps et nous laisse entendre la faille. Les élèves interprètent pourtant à merveille les mots de luttes dont ils ignorent presque tout, et le combat politique dont ils sont distancés plus que distants. Face caméra, ils sont assis, le cinéaste insiste et interroge leur être au monde. LA beauté tient à peu de chose, à un sourire démuni devant le mot gauchiste, à une réponse tremblante devant le gouffre du terme capitalisme, à des erreurs que l’on voudrait ne pas faire et que peut-être il faut faire pour trouver son destin.

Et puis, la réalité frappe. Les mots de Chris Marker nous reviennent : « On ne se souvient pas, et l’on réécrit la mémoire comme on réécrit l’histoire ». Dans un lycée voisin, des élèves agenouillés de force et tenus en respect par des policiers sans entrave. Chaque jour, la violence d’État, jusqu’alors anonyme pour eux, s’exerce et s’abat. Debout devant nous, dans le froid de décembre, les élèves ressemblent, tout à coup, aux fantômes des films passés et les dépassent en même temps. Le balbutiement s’est mué en détermination. Leurs combats sont les premiers mots d’une nouvelle Histoire dont Nos défaites ne seront plus le souvenir égaré.

 

Genica Baczynski
L’Humanité
9 octobre 2019